VOILE : La Nioulargue de mon papa, une nouvelle de Sylvie Bourgeois Harel
Pour fêter la semaine des Voiles de Saint-Tropez, du 29 septembre au 6 octobre 2024, Sylvie Bourgeois Harel propose l’une de mes nouvelles, « La Nioulargue de mon papa », en hommage à son père qui venait régater chaque année.
« Par la suite, La Nioulargue est devenue Les Voiles de Saint-Tropez, un événement mondialement connu qui clôture gaiement, et en toute beauté avec le port rempli que de voiliers, notamment des élégants vieux gréements et des impressionnants Wally, la saison estivale.
En croquant dans une madeleine qui vient des Deux frères, ma boulangerie préférée de Saint-Tropez, assise devant Alcyon, un vieux gréement, je me souviens avec émotion d’une Nioulargue de mon papa. Mon papa était beau, drôle et généreux. Quand mon frère aîné, Gustave, à 14 ans, a voulu un voilier, il lui a acheté un Shérif rouge de 6 mètres de long, comme ça, sans réfléchir, juste pour faire plaisir à son fils, au grand dam de ma mère qui aurait préféré qu’avec cet argent, mon père fasse repeindre la cuisine de notre maison. C’est ainsi que la passion de mon père pour la voile est née. Il faut dire qu’il a appris à nager à seulement 25 ans, le jour où ma mère l’a amené à Cap-d’Ail, près de Monaco, et qu’il voyait, pour la première fois de sa vie, la mer.
Mon papa est né pauvre, très pauvre. Enfant, il ne se lavait qu’une fois par semaine dans la cuvette d’eau chaude familiale, et faisait 8 kilomètres à pied, chaque matin, pour se rendre à l’école. Dès qu’il a commencé à gagner de l’argent, il l’a dépensé allégrement et en a fait profiter ses amis. Tous les ans, il louait une goélette ancienne très élégante pour participer à La Nioulargue, une semaine de régates à Saint-Tropez qui conjuguait parfaitement son amour de la mer et de la fête. Son plus grand plaisir était de pouvoir s’amarrer devant chez Sénéquier. « Si, je vous assure, j’amarrais mon voilier juste devant les fauteuils rouges », il disait, en riant, à ses copains quand il rentrait à Besançon. C’était son bonheur que Gustave, qui travaillait pour cette course, ancêtre des Voiles de Saint-Tropez, contribuait à lui organiser.
Nous sommes donc en octobre 1986. Il est minuit quand, soudain un garde-côte entre affolé dans le restaurant où nous finissons de dîner.
— Le bateau de votre père a disparu, nous lance-t-il, affolé. Il n’est pas rentré au port. On a regardé partout dans la baie, mais rien, il ne répond pas non plus à sa radio, peut-être avez-vous eu de ses nouvelles ? Je ne suis pas inquiète. Je me dis que mon père a dû profiter de la pleine lune pour passer la soirée en mer. De son côté, Gustave fulmine. Il déteste la tendance de mes parents, et la mienne aussi, à l’excentricité, la liberté, l’amusement. Mon père a bien fait de lui acheter un Shérif à 14 ans, Gustava en a fait son métier, il est devenu skipper sur des Maxis, des grands voiliers de course parmi les beaux du monde. Gustave aurait pu aussi faire un excellent militaire. Il adore donner des ordres ou obéir à ceux d’un chef, si une hiérarchie a été établie.
— Nous allons reprendre les recherches, continue le garde-côte, voulez-vous venir avec nous ? — Bien chef ! répond Gustave en enfilant son ciré jaune.
Pendant La Nioulargue, le ciré jaune était l’uniforme dans le village, aussi pour ceux qui ne naviguaient pas et qui avaient envie de ressembler à ces beaux marins aux cheveux blonds décolorés par le soleil et à la barbe envahie de sel de mer, les filles d’ailleurs en étaient folles, sauf moi, j’avais mon amoureux chef de La Nioulargue en cachette.
— Je pars avec vous, dis-je en croquant dans la tarte tropézienne que me tend mon amoureux. — Non, c’est trop dangereux, me dit Gustave. — Taratata, c’est mon papa aussi, j’y vais.
Une heure plus tard, nous arrivons au large de la plage de Pampelonne quand, soudain, nous entendons la Walkyrie de Wagner retentir dans la nuit. Nous nous dirigeons au son quand, eurêka, le bateau de mon papa est là, au mouillage, au milieu de la baie. Hop, nous montons à l’abordage. Et, là, mon père complètement saoul tend un verre de whisky de bienvenue au garde-côte étonné tandis que Sosthène, son copain restaurateur qu’il emmenait partout, nous propose une crêpe Suzette que j’accepte aussitôt. J’adore les crêpes et j’adore Sosthène, un petit bonhomme tout gros tout gentil tout rouge, qui adore nourrir mon père qui peut manger et boire ce qu’il veut sans prendre un gramme. Toute mon enfance, je ne me suis d’ailleurs nourrie que de crêpes et de baguettes beurrées avec du miel ou de la confiture rouge.
Pendant que Gustave crie après mon père qui n’écoute pas, occupé à offrir une tartine de cancoillotte, c’est le fromage tout mou très fort qui pue de notre région, la Franche-Comté, au garde-côte, Sosthène m’installe dans le carré du voilier, ravi que je sois la digne descendante de mon père qui apprécie sa bonne cuisine pleine de beurre, de gras et de sucre.
— Ça suffit maintenant, je mets le moteur en marche, on rentre au port, assène Gustave, furieux de voir le garde-côte en grande discussion avec mon père sur la provenance de son whisky hors d’âge.
Mon père était un homme charmant, bienveillant et rigolo. Tout le monde l’adorait.
— Impossible, s’interpose mon père, on doit attendre Prieur. — Ah oui, c’est vrai, où est Prieur ? dis-je en avalant ma troisième crêpe sous les yeux béats de Sosthène qui n’arrête pas de répéter en me pinçant la joue : « tu es une bonne petite, Sylvie, tel père, telle fille ! »
Prieur était le masseur-kinésithérapeute de mon père qu’il emmenait également chaque fois qu’il faisait du bateau.
— Il a plongé, il y a une heure, continue mon père en allumant une cigarette, une Disque bleu sans filtre.
Il en fumait tellement qu’il avait la dernière phalange de l’index toute marron.
— Son rêve a toujours été d’aller en Corse à la nage, continue-t-il. Après dîner, il s’est mis tout nu et il a plongé. Depuis on ne l’a plus revu. On ne peut pas le laisser, on doit l’attendre, on partira quand il sera revenu. — S’il revient, j’ajoute.
Le garde-côte me questionne du regard.
— Ben oui, il est aveugle, Prieur, il a sauté sur une bombe lors de son service militaire. — C’est pour ça qu’on a mis la Walkyrie, argumente mon père, pour qu’il se repère au son de la musique. Il fonctionne ainsi au ski. Il descend les pistes noires à fond la caisse, et sa fille le guide devant avec un sifflet. Le skipper, un Polonais qui cuvait son vin sur une banquette, en profite pour se réveiller. Impressionné par l’uniforme et la casquette du garde-côte, il sort de sa cave personnelle une bouteille de vodka.
— Puisqu’on a les autorités portuaires avec nous, il faut fêter ça, hein chef, s’exclame-t-il en lui versant un verre. C’est à ce moment-là que je me suis endormie dans la cabine de mon père, loin des effluves d’alcool et de cigarettes et des chants à la gloire de la Marine que le garde-côte et le Polonais n’ont pas tardé à enchaîner. Trois heures plus tard, je suis réveillée par un bruit sourd et tonitruant. Prieur était revenu nu et trempé. Il a saisi le verre de whisky que lui tendait mon père, l’a avalé cul sec, puis s’est écroulé au sol, mort de fatigue.
C’était ça mon papa.
Fin septembre 1994, mon père a 68 ans. il se prépare pour aller à La Nioulargue, mais sans bateau cette fois. Il est ruiné. L’usine qui fabrique et commercialise les toilettes design et écologiques qu’il a dessinées et créées, pour lesquelles il a hypothéqué la maison afin de déposer un brevet au niveau mondial, ce qui est très coûteux, l’a escroqué et refuse de lui payer ses royalties qui sont sa retraite, en tant qu’architecte, il n’en a aucune.
Sa valise est prête. Sosthène et Prieur l’attendent. Soudain, mon père tombe inerte au sol devant ma mère affolée. Les pompiers arrivent. Il a un AVC. Après trois semaines, inconscient, à l’hôpital, il se réveille, mais ne peut plus parler. Il est également paralysé de tout le côté droit. Il restera ainsi, sur sa chaise roulante, sans dire un mot, mais avec son beau regard bleu et toujours vif, pendant deux ans. Jusqu’au 4 octobre 1996, exactement, où il est mort à minuit. Pendant ce temps, avec ma mère, nous avons gagné le procès que nous avions intenté contre l’usine qui, pour ne pas payer les millions de francs de royalties qu’elle nous devait, a déposé le bilan, et a reconstruit une autre usine juste à côté pour fabriquer les mêmes toilettes avec quelques légères modifications afin de ne pas être accusée de plagiat.
À Saint-Tropez, il n’y a plus de Nioulargue depuis l’année précédente, suite à un accident mortel survenu entre Mariette, une goélette aurique de 42 mètres et Taos Brett, un 6 Mètres JI, causant le décès de l’un des coéquipiers.
Le lendemain, à midi, Gustave a demandé à tous les bateaux présents dans le port de Saint-Tropez de faire sonner leurs sirènes pendant cinq minutes afin de rendre un dernier hommage au marin Pierre Bourgeois, mon pap ».
Pierre Bourgeois 1926 – 1996
Sylvie bourgeois Harel
La Nioulargue de mon papa fait partie des 19 nouvelles de mon recueil On oublie toujours quelque chose.